Laurent Gbagbo, un nom qui résonne encore sur les bords de la Lagune Ebrié ! A chaque fois qu’il est prononcé dans une assemblée à Abidjan ou sur les réseaux sociaux, il s’ensuit immédiatement un flot de commentaires qui se répartissent en pro et en anti.
Admiré des uns, et haï des autres, Laurent Gbagbo est un homme à controverse comme d’ailleurs la plus part de ses pairs de la Côte d’Ivoire. Aujourd’hui considéré comme l’un des plus célèbres prisonniers de la Haye, Laurent Gbagbo a acquis la sympathie, en Afrique et dans la diaspora, de plusieurs mouvements panafricanistes, ou considérés comme tels. Cet ancien président de la République de Côte d’Ivoire, de 2000 à 2010, est jugé pour crimes contre l’Humanité durant la crise post-électorale de 2010 et 2011. Si pour certains il est parfaitement innocent et ne serait que la victime de la Françafrique, pour d’autres il est l’incarnation même du mal et de la fourberie. De fait, Laurent Gbagbo ne récolterait que les épines de son passé et de la politique qu’il a mise en place au cours de son règne.
Celui qu’on appelle aussi le « Woody » (le garçon) de Mama, du nom de son village natal, est un vieil opposant, le plus tenace qu’ait connu le père fondateur de la nation ivoirienne : Félix Houphouët Boigny. Ce socialiste a créé, clandestinement, dans les années 1980, un parti politique dénommé le Front Populaire Ivoirien. Le FPI est considéré comme le tout premier véritable parti d’opposition de la Côte d’Ivoire. L’homme porte aussi la casquette du père du multipartisme dans le pays bien que ses détracteurs affirment que c’est l’actuel président Alassane Ouattara qui en a jeté les bases avec ses reformes lorsqu’il était premier ministre. D’autres pensent plutôt que Laurent Gbagbo a juste profité du vent de l’est qui souffla sur l’Europe et l’Afrique au début des années 1990. Quoiqu’il en soit, tout le monde est d’accord pour dire que le « Woody de Mama » fut un combattant de la démocratie. Lorsqu’il parvint au pouvoir en 2000, il avait fait trente ans d’opposition parfois dans la torture. Revenons sur le parcours controversé du prisonnier actuel de la CPI.
Sommaire :
Jeunesse et carrière professionnelle
Laurent Koudou Gbagbo est né le 31 mai 1945 à Gagnoa en République de Côte d’Ivoire. Il est issu de parents bété, l’une des plus importantes ethnies de Côte d’Ivoire après le Baoulé et le Malinké. Son père, Paul Koudou Gbagbo était sergent de police et sa mère, Marguerite Gado, une ménagère. Son père, fervent catholique, est un ancien combattant, prisonnier des Allemands pendant la seconde guerre mondiale. C’est dans ce cadre qu’il est décoré le 8 mai 2003 au titre de la « Reconnaissance de la Nation française ». Le petit Gbagbo commence ses études à l’école publique primaire Plateau, à Agboville, où son père était en exercice. En 1965, il obtient son baccalauréat de Philosophie au Lycée Classique d’Abidjan, considéré encore aujourd’hui comme l’un des meilleurs établissements du pays. Après le baccalauréat, il s’oriente vers des études d’Histoire dans lesquelles il obtient une licence en 1969 à l’Université d’Abidjan. Fort de ce diplôme, il devient, en 1970, professeur d’histoire dans l’établissement d’excellence où il eut son baccalauréat. A cette époque, il effectuait des voyages en France dans le cadre de ses études. C’est là-bas, qu’un an plutôt il eut son premier enfant, Michel Gbagbo avec Jacqueline Chamois, une française qu’il rencontra peu avant. A partir de 1974, il devient chercheur à l’Institut d’Histoire, d’Art et d’Archéologie d’Afrique (IHAAA) et obtient dans le même temps une maîtrise d’histoire de l’Université de Sorbonne en France. Enfin, en 1979, il soutient une thèse de docteur d’université, diplôme alors attribuée à des étudiants qui n’ont pas suivi des cours réguliers de DEA et qui leur était indispensable pour prétendre à un doctorat d’Etat.
L’opposant historique d’Houphouët Boigny
La figure politique de Laurent Gbagbo c’est avant l’opposant historique du vieil Houphouët, un président craint de ses pairs africains. C’est en faisant preuve d’intrépidité qu’il rallia à sa cause de nombreux Ivoiriens, séduit par ses discours enflammés au parfum du socialisme. L’histoire de Laurent Gbagbo avec la politique commence dans les années 1970 alors qu’il est encore jeune professeur au Lycée Classique. La fille d’un ambassadeur s’était plainte auprès des responsables du Lycée, des cours trop « socialisants » de son professeur. En ce temps-là, il était membre du Syndicat National de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (SYNARES). A cause de son activisme dans ce syndicat il fut emprisonné à Séguéla puis à Bouaké de mars 1971 à janvier 1973. En 1980, il devient Directeur de l’IHAAA et en 1982, réussit à attirer l’attention des autorités ivoiriennes à l’occasion des manifestations estudiantines qui provoquent la fermeture des établissements du supérieur. C’est à cette époque qu’il aurait créé, clandestinement, le Front Populaire Ivoirien dans une forêt près de Dabou, à quelques kilomètres d’Abidjan, avec Affi Nguessan, Simone Gbagbo et Aboudramane Sangaré. En 1985, il est obligé de quitter le pays pour avoir un peu de répit face à ce qu’il qualifiait de répressions de la dictature du parti unique, en l’occurrence le PDCI-RDA. En France, il tisse des liens importants avec le parti socialiste unifié de Guy Labertit, une formation politique idéologiquement proche de son Front Populaire Ivoirien. Le 13 septembre 1988, il rentre finalement d’exil après une médiation d’Houphouët Boigny qui s’inquiétait de le voir nouer trop de relations en Hexagone. Houphouët dira de son opposant que « l’arbre ne se fâche pas avec l’oiseau », une pensée toute imprégnée de la philosophie Akan. En novembre 1988, il devient Secrétaire Général du FPI à l’issue d’un congrès constitutif. Fort de cela il se présente à la première élection présidentielle libre du pays en 1990, contre l’ogre Houphouët Boigny. Il obtiendra 18,3% des voix et criera à la fraude sans pour autant aller plus loin. Le 25 novembre de la même année, il est élu député de la circonscription de Ouaragahio lors des élections législatives. Son parti obtiendra seulement 9 sièges sur les 175 qu’il y avait. C’est une bien maigre récolte pour le FPI, mais une grande victoire pour la démocratie ivoirienne naissante. En mai 1991 et en février 1992, d’importantes manifestations sont orchestrées par la Fédération Estudiantine et Scolaire de Côte d’Ivoire (FESCI), un syndicat très proche du FPI. Le 18 février, le fondateur du FPI se fait arrêter par les forces de l’ordre sous injonction du premier ministre Alassane Dramane Ouattara. Il est condamné le 6 mars 1992 à deux ans de prison, mais est libéré en août de la même année en même temps que son fils, Michel Gbagbo.
Du multipartisme à la présidence
Dès qu’il est libéré, Laurent Gbagbo reprend le chemin rocailleux de la politique. Il parcourt tous les hameaux du pays pour parler de son parti, le Front Populaire Ivoirien. En décembre 1993, le père fondateur de la nation meurt après des mois d’hospitalisation en France. Le fauteuil présidentiel est inoccupé et il va falloir trouver un successeur. Bédié parvient à s’imposer aux dépens d’Alassane Ouattara fort de la constitution ivoirienne et du soutien des barons du PDCI. Dans le cadre de l’élection présidentielle de 1995, Laurent Gbagbo s’unit au RDR d’Alassane Ouattara et de Djeni Kobinan dans le Front Républicain pour s’opposer au nouveau code électoral mis en place par Henri Konan Bédié. Grâce au boycott actif de ses opposants, Henri Konan Bédié remporte la présidentielle de 1995 avec 96,44%. Par contre le FPI se présente aux législatives de 1996 où Laurent Gbagbo est réélu dans sa circonscription. En décembre 1999, un coup d’Etat orchestré par le Général Robert Guei, longtemps dans l’antichambre de la succession, dépose le président Henri Konan Bédié. Les Ivoiriens saluent le putsch ainsi que certains cadres du FPI, qui y voient l’expression de la volonté populaire. Ce soutien, à peine voilée, au coup de force serait à l’origine des ressentiments actuels du PDCI à l’endroit du FPI. Laurent Gbagbo sera le seul candidat à se présenter contre le général putschiste à l’élection présidentielle d’octobre 2000. Alassane Ouattara, devenu président du RDR après la mort de Djeni Kobinan, est écarté pour « nationalité douteuse » et « faux et usage de faux ». Quant à Henri Konan Bédié, les raisons du putsch le mettaient déjà hors-jeu. Le candidat du FPI réussit à battre Robert Guei et ce dernier refuse d’abord les résultats. Mais après une certaine répression des militants FPI descendus massivement dans la rue, le Général reconnait sa défaite. L’opposant historique arrive donc aux affaires dans des conditions calamiteuses comme lui-même l’a reconnu.
Laurent Gbagbo et la rébellion
Une fois arrivé au pouvoir, Laurent Gbagbo et les siens mettent en place une politique qu’ils ont baptisée de Refondation. Fort de cette ambition de refonder la nation ivoirienne, Laurent Gbagbo entreprend de profondes réformes. La première consiste à donner le pouvoir aux paysans et en premier lieu aux producteurs de cacao et de café, les deux cultures phares du pays. Les prix bord champ de ces produits ont grimpé par rapport aux années précédentes, mais la libéralisation et l’éclatement de la CAISTAB (la structure de régulation agricole depuis Houphouët) en plusieurs structures n’est pas sans conséquences. Les dirigeants des micros structures, qui parfois ne sont pas des planteurs, dilapident de l’argent, impunément. Comme Tapé Doh, beaucoup seront éclaboussés par des scandales de corruption. Dans le même temps Laurent Gbagbo met en place l’école gratuite pour tous. Toutes ces mesures de type socialistes ne suffiront pourtant pas à le mettre à l’abri des critiques. Dès les premiers mois de son pouvoir, le RDR d’Alassane avait dénoncé un génocide en préparation contre les nordistes. Ils en veulent pour preuves la découverte du charnier de Yopougon qui serait l’œuvre des nouveaux dirigeants. Le planificateur de cette politique de stigmatisation des nordistes et étrangers de la CEDEAO serait le Ministre de l’Intérieur Emile Boga Doudou. Après trois coups d’Etat manqués en 2000 et 2001, Laurent Gbagbo fait finalement face à une rébellion en septembre 2002. Boga Doudou, Dagrou Loula des dignitaires du FPI et le Général Robert Guei perdront la vie dans les premières heures de l’attaque. Après leur échec à Abidjan, les rebelles se replient à l’intérieur du pays et prennent le contrôle des zones nord, centre et ouest. Laurent Gbagbo tente de reprendre ces parties du territoire national en 2003 sans succès puis en 2004 intervient l’Opération Dignité. Ce sursaut d’orgueil, quoique bien parti pour mettre fin à la rébellion, échouera à la suite d’une erreur de bombardement sur un camp de l’armée française. Celle-ci réplique en détruisant les aéronefs de l’armée ivoirienne et en occupant partiellement les points stratégiques de la ville d’Abidjan. La résidence de Laurent Gbagbo est même cernée par les forces françaises. Repérées par les jeunes patriotes de Laurent Gbagbo elles diront qu’elles se sont égarées sur leur chemin. Après l’échec de l’Opération Dignité, les forces en présence étant d’égal niveau, elles sont obligées de négocier. C’est ainsi que Laurent Gbagbo est obligé de partager son pouvoir à la suite des accords de Linas Marcoussis, de Lomé, d’Accra, de Durban et de Ouagadougou entre 2005 et 2008. Ces accords scelleront la réconciliation entre les Forces de Defense et de Sécurité et les désormais Forces Nouvelles (ex forces rebelles). Ce sont ces négociations qui conduiront à l’élection présidentielle bien que les Forces Nouvelles n’avaient pas désarmé comme prévu.
La crise post-électorale, sa chute et enfin la Haye
Pour sortir de la crise politico-militaire, Laurent Gbagbo, en vertu de ses pouvoirs constitutionnels, autorisent exceptionnellement Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié à se présenter. C’est dans ce contexte qu’une élection large est organisée en octobre 2010. Elle voit le président sortant Laurent Gbagbo passer au deuxième tour avec Alassane Ouattara venu en 2e position au grand dam d’Henri Konan qui crie au vol de voix. Le 2e tour a lieu en novembre, deux semaines après le premier tour. Il se déroule dans un climat relativement démocratique selon les observateurs nationaux et internationaux. Cependant, le FPI rapporte des violences sur ses représentants dans les zones contrôlées par les rebelles et le RDR révèle des intimidations sur ses partisans au sud du pays, principalement à Abidjan dans les quartiers favorables à Laurent Gbagbo. Trois jours après le vote, alors qu’elle est forclose à cause des réclamations et des divergences en son sein, la CEI, en majorité composée des membres de l’opposition, proclame les résultats, à la surprise générale. Son président Youssouf Bakayoko a dû se réfugier au siège du RDR pour donner des chiffres favorables à Alassane Ouattara. Laurent Gbagbo et les siens rejettent ces résultats en bloc et parlent de fraudes massives. A son tour le conseil constitutionnel, dont les membres sont élus par le président, proclame la victoire de Laurent Gbagbo, en prenant soin d’annuler les votes de certains départements du nord pour irrégularités flagrantes. Il s’en suit une série d’intimidations et de négociations souterraines. Alors que Laurent Gbagbo demande le recomptage des voix, la communauté internationale demande le départ de Laurent Gbagbo ce sera le début de sa chute . Finalement il est débarqué de force, le 11 avril 2011 par une coalition de forces rebelles, françaises et onusiennes. Par la suite il est déporté à Korhogo en attendant son jugement. Finalement les nouvelles autorités ivoiriennes décident de son transfèrement à la Haye sur demande de la CPI, pour crimes contre l’Humanité. Depuis la fin d’année 2011, il séjourne dans une des cellules de cette cour, en attendant un hypothétique retour au pays comme le souhaitent ses partisans. Le vendredi 19 janvier 2017, le dernier témoin de l’accusation a fait sa déposition. Incessamment, les témoins de la défense de Laurent Gbagbo et de son ministre de la jeunesse Blé Goudé devraient bientôt avoir leur tour de parole. Cependant un groupe d’intellectuels africains ont déposé une motion à la Cour pour que cesse ce procès qu’on qualifie de « procès de la honte ». En effet, depuis qu’il est à la CPI, l’ex président de la République de Côte d’Ivoire est au cœur d’une attention particulière. De nombreux mouvements panafricains ainsi que de nombreux intellectuels se prononcent régulièrement en faveur de sa libération. Ce serait une libération de raison en faveur de la réconciliation en Côte d’Ivoire.
De la question du FPI
Bien que désormais à la Haye, Laurent Gbagbo continue de peser dans la vie politique du FPI. Son ombre plane sans cesse dans la nouvelle existence de son parti. En son absence, les militants du Front Populaire Ivoirien se sentiraient orphelins. Le FPI n’arrive plus à drainer du monde comme quand leur leader était en Côte d’Ivoire. Pis, le parti de Laurent Gbagbo est divisé, depuis quelques années, entre les deux héritiers putatifs que sont Affi Nguessan et Aboudramane Sangaré. Tandis que la tendance FPI d’Affi Nguessan est celle qui est reconnue du pouvoir en place, la tendance Aboudramane Sangaré est celle qui aurait le cœur des partisans de Laurent Gbagbo. La raison serait qu’Affi Nguessan fait le jeu du pouvoir sous ses airs de bon opposant et malgré ses quelques diatribes enflammées contre Alassane Ouattara. L’autre raison, et la principale, serait que Laurent Gbagbo a fait son choix entre les candidats à sa succession. Le prisonnier de la Haye pencherait pour Aboudramane Sangaré selon les cadres du FPI qui reviennent de la Haye, y compris les prétendants eux-mêmes. Néanmoins rien n’est sûr car Laurent Gbagbo ne s’est jamais, officiellement, déclaré en faveur de l’un ou de l’autre des héritiers putatifs. Par ailleurs, beaucoup des militants ou sympathisants du FPI rêveraient plutôt d’un un retour messianique de leur leader. Ils le verraient bien revenir avant 2020 et ravir la présidence à temps. Même si le timing et la tournure des événements pourraient donner des raisons à ces derniers d’y croire, il est difficile de revoir Laurent Gbagbo à la tête de la Côte d’Ivoire. Le prisonnier de la Haye aurait plutôt émis le vœu de rentrer chez lui pour se reposer entre les siens, en toute tranquillité.